un ongle qui n’est pas d’Amérique

J’ai les pieds parfaits. Ce n’est pas moi qui le dis mais c’est une dame qui l’a presque crié, un jour de sauna sec, dans la première salle de sports que j’ai fréquentée à Bordeaux, il y a près de vingt ans. Nous étions chacun assis occupés à transpirer après une séance de quelque chose, elle sur le banc du bas et moi, sur celui du haut. Je pense que je m’étais installé le premier, tout seul et quand elle est arrivée, elle s’est mise à côté de mes pieds. Je la connaissais de vue mais sans plus. Et elle avait les cheveux blonds plutôt longs pour une femme d’environ cinquante ans. Comment s’appelait-elle, déjà ? J’ai oublié. Mais je n’ai pas oublié son exclamation : « Tu as les pieds parfaits ! Ils sont magnifiques. Tu les entretiens comment ? » Euh, on se connaît ? Je ne suis pas habitué à tutoyer des femmes que je ne connais pas. Des hommes non plus.

En réalité, je n’ai rien répondu, j’ai laissé s’installer un silence de quelques secondes et c’est elle qui a repris la main au sujet de mes pieds : « C’est rare de voir des pieds parfaits. Tu pourrais poser pour un peintre ou un sculpteur ! » Je crois que je lui ai dit merci mais comme j’étais encore très intimidable, à l’époque, je me suis abstenu d’acquiescer, j’ai rougi. Heureusement, ça ne se voit pas dans un sauna sec où tout le monde est rouge. Cela dit, j’aurais pu lui faire un compliment sur ses cheveux mais je n’ai pas trop su quoi dire de plus. C’était sans compter sur sa volonté d’entrer en contact avec moi. Et nous sommes devenus potes. Pas amis, juste potes. On a dû boire un café une ou deux fois ensemble et elle m’a parlé de ses activités culturelles, elle venait d’écrire un livre sur… Sur quoi, déjà ? Ça avait un rapport avec l’Allemagne…

Bref, tout ça pour dire que depuis, quand je regarde mes pieds, je me dis que c’est dommage que je ne connaisse personne de fétichiste de la chose car j’aurais pu lui procurer beaucoup de bonheur, sans doute. Sauf que… Sauf qu’il y a quelques mois, je crois me souvenir que c’était en me coupant l’ongle du gros orteil gauche, j’ai senti quelque chose qui ne se passait pas comme d’habitude. Et depuis, j’ai l’ongle qui est tout bizarre et qui dépareille l’ensemble de la perfection de mes pieds. Et là, je sens qu’il va bientôt tomber mais heureusement, un autre pousse dessous. Et là, en le regardant pousser, les jours où je n’ai rien à faire et où j’ai du temps à perdre, je me dis que ça ferait peut-être le bonheur de quelqu’un qui aimerait se faire réincarner en ongle de gros orteil. Moi, j’ai hâte que tout redevienne dans un ordre qui me convienne.